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Quelle place pour la bioénergie dans l’agriculture bas-carbone de demain ?

Analyse
03.02.2025
Thibaut De Clerck, Chargé de projet Production agricole et Biométhanisation
Vaches - Photo de Lukas Hartmann, Pexels

Le rapport « Pour une agriculture bas carbone, résiliente et prospère » du Shift Project, publié le 28 novembre 2024, propose une transformation ambitieuse de l'agriculture française pour répondre aux contraintes physiques, économiques et sociales actuelles et futures en lien avec « l’après pétrole » et les changements climatiques. Dans ce travail prospectif, la biométhanisation à un rôle à jouer pour assurer la pérennité de l’économie rurale dans un monde décarboné. Analyse avec Valbiom.

Ce rapport s’intéresse au cas du territoire de la France métropolitaine. Néanmoins, il permet de tirer des enseignements pertinents, extrapolables à différentes réalités agricoles, ainsi que de stimuler le débat sur l’avenir de l’agriculture, de l’économie rurale, et de la place de la valorisation énergétique de la biomasse autour de cette thématique. Car le constat reste le même, peu importe le pays : décarboner l’agriculture demeure un enjeu majeur qu’il est impératif d’atteindre.

Cette analyse a pour objectif de synthétiser et vulgariser les différents enseignements appliqués au modèle agricole français. Un regard particulier sera tourné sur l’intégration de la bioénergie dans les différents scénarios envisagés.

Contexte et enjeux

En première ligne face aux changements sociétaux et climatiques, l’agriculture doit aussi réfléchir à des scénarios d’adaptations pour le futur. Du côté des campagnes française, l’agriculture ne fait pas exception. Le secteur, dans sa situation actuelle, est confrontée de multiples défis :

  • Émissions de gaz à effet de serre (GES) : l’agriculture française représente 18 % des émissions nationales, nécessitant un abaissement des émissions pour atteindre les objectifs climatiques.
  • Dépendance aux énergies fossiles et aux importations : la production agricole dépend fortement des énergies fossiles et des intrants importés, tels que les engrais et les protéines pour l'alimentation animale, fragilisant sa souveraineté.
  • Vulnérabilité au changement climatique : les perturbations du climat impacteront significativement la gestion de l'eau, la préservation des sols, la biodiversité, etc.

Face à l’ensemble de ces enjeux, dans ce scénario prospectif, le Shift Project vise à concilier plusieurs impératifs :

  • Réduction de l'empreinte environnementale : minimiser les émissions de GES et optimiser le stockage de carbone dans les sols.
  • Renforcement de la résilience : adapter les systèmes agricoles aux changements climatiques et aux crises potentielles, notamment en matière énergétique et de biodiversité.
  • Viabilité économique : assurer la pérennité des exploitations agricoles en renforçant leur autonomie et en réduisant leur dépendance aux intrants externes.

Pour son analyse, le rapport s'est appuyé sur une évaluation quantitative des contraintes physiques et socio-économiques, avec une importante concertation avec les acteurs du monde agricole, et la proposition de trajectoires possibles pour la transformation du secteur.

Le rapport du Shift Project s'inscrit dans une démarche collaborative, impliquant plus de 150 organisations et près de 300 contributeurs, afin de proposer des solutions concrètes et adaptées aux réalités du terrain.

Quels leviers pour réduire les émissions de CO2 au sein des exploitations ?

La réduction des émissions de CO₂ au sein des exploitations agricoles française repose sur deux axes principaux :

  1. Réduction de la demande énergétique : cette démarche implique l’adoption de pratiques plus sobres en énergie, notamment à travers l’agroécologie, la limitation du travail du sol et l’amélioration de l’efficacité énergétique des équipements. Il est également crucial d’éviter le surinvestissement en matériel, d’optimiser la taille et la puissance des machines et de favoriser leur mutualisation. Ces initiatives contribuent à diminuer jusqu’à 50 % la consommation de carburant pour les exploitations les plus performantes.
  2. Décarbonation des sources d’énergie : la transition vers des énergies décarbonées, comme l’électricité, le biogaz ou les biocarburants, est essentielle pour substituer les combustibles fossiles. À l’horizon 2050, une décarbonation complète du parc de machines est envisageable, combinant efficacité énergétique accrue et diversification des vecteurs énergétiques selon les besoins.

Les exploitations agricoles pourraient également viser une autonomie énergétique grâce aux énergies renouvelables, notamment via le photovoltaïsme, l’agrivoltaïsme, la biomasse méthanisée ou les biocarburants. Cette indépendance énergétique offrirait une meilleure résilience face aux fluctuations des prix de l’énergie et pourrait augmenter les revenus des exploitants.

Cependant, cette transition nécessite d’anticiper plusieurs défis, notamment la concurrence d’usage des ressources renouvelables et les investissements conséquents qu’elle implique pour les agriculteurs.

Différents scénarios pour différentes priorités fixées

Sur la base des leviers de transition identifiés, ce projet propose des scénarios de transformation du système agricole français. Sans allocation précise et optimale de la biomasse agricole, et sans établir un scénario alimentaire optimal, ces projections visent à atteindre plusieurs objectifs stratégiques :

  • Répondre aux besoins alimentaires nationaux tout en maximisant l’autonomie des filières agricoles françaises.
  • Réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) du secteur agricole pour contribuer aux efforts globaux de décarbonation.
  • Renforcer la résilience du secteur agricole face aux crises climatiques, énergétiques et géopolitiques, en diminuant notamment sa dépendance aux énergies fossiles.
  • Soutenir la résilience globale de la société en contribuant à la préservation des écosystèmes et des ressources naturelles essentielles.

Ceci donne place à 4 scénarios finaux. Trois scénarios « tests » sont volontairement très contrastés, identifiant des priorités identifiées possibles. Ces mêmes priorités impliquent des arbitrages complexes au niveau de la finalité des productions de biomasse sur le territoire. Les scénarios envisagés sont les suivants :

  • S1 : une meilleure autonomie agricole et alimentaire nationale. Ce scénario propose une couverture des besoins totaux en calories et en protéines, avec une absence d’importations d’aliments pour le bétail. En contrepartie, cela implique une diminution hautement significative de l’élevage de ruminants.
  • S2 : une meilleure indépendance énergétique nationale. Ce scénario propose une production à hauteur de 303.000 GWh grâce à la bioénergie (biocarburants, biométhanisation et biomasse hors forêt). Cela correspond à 5x la production actuelle française. En contrepartie, cela implique aussi une diminution conséquente de l’élevage de ruminants.
  • S3 : contribution à la sécurité alimentaire mondiale, basé sur le paradigme d’une très haute performance nourricière, en contrepartie d’une diminution importante des cheptels ruminants ET monogastriques. Ce scénario implique un risque de recours à l’importation pour les protéines et nutriments d’origines animales.
  • S4 : un scénario de conciliation des différents scénarios proposés ci-dessus.

Focus sur S4, le scénario de conciliation

Le rapport du Shift Project mentionne ce scénario comme « le chemin potentiel de décarbonation et de résilience pour le secteur agricole ». Les objectifs sont clairs : réduire les émissions indirectes, accroitre la capacité de stockage de carbone de l’agriculture à hauteur des émissions directes, viser l’autosuffisance énergétique hors fossiles, et contribuer à la résilience globale du pays (incluant les aspects biodiversité, ressources en eau et contribution à la décarbonation d’autres secteurs que l’agriculture).

Les hypothèses fondatrices de ce scénario reposent sur une forte expansion des surfaces dédiées aux légumineuses, notamment le soja, combinée à une extensification des divers systèmes d’élevage et à une réduction globale du cheptel, tous types d’élevage confondus. Les principaux aspects de la conciliation sont les suivants :

  • La neutralité carbone
  • Des niveaux d’émissions indirectes plus bas, en lien avec l’abaissement de 82% des émissions de GES liées à la production d’engrais de synthèse
  • Sobriété énergétique, induisant une importante baisse de la demande
  • Multiplier par 3 la production de bioénergie
  • L’amélioration de la couverture des besoins alimentaires domestiques, induisant une hausse conséquente de la consommation de protéines végétales
  • Une certaine capacité à l’exportation maintenue, notamment sur les céréales

Un travail de prospection invitant au débat

« Si notre scénario de conciliation vise à être débattu et enrichi, il apporte néanmoins des enseignements et des ordres de grandeur intéressants » ont renseignés les auteurs de ce rapport. Ce travail n’a pas la prétention d’être l’unique voie de décarbonation du secteur agricole. Néanmoins, il s’agit d’une proposition cohérente de scénarios extrêmes mais relativement pragmatiques, basées sur l’intégration physique des ressources en faveur de l’augmentation de la résilience et la décarbonation de l’économie agricole. Par ailleurs, d’autres travaux prospectifs sur les mêmes thématiques existent, tel que le rapport Afterres2050, réalisé par Solagro.

Dans ce travail du Shift Project, la bioénergie apparaît, selon les scénarios envisagés, comme un levier stratégique dans les scénarios de décarbonation de l’agriculture française. Elle offre une double opportunité : réduire les émissions de gaz à effet de serre, tout en renforçant la résilience et l’autonomie énergétique des exploitations agricoles.

Dans un contexte où la dépendance aux énergies fossiles et aux intrants importés fragilise le secteur agricole, la bioénergie constitue une carte à jouer pour répondre aux enjeux climatiques, économiques et géopolitiques. Néanmoins, ces perspectives nécessitent une planification rigoureuse à long terme, pour limiter les concurrences d’usage, anticiper les futurs besoins en connaissances et formation, garantir une gestion durable des ressources naturelles, et garantir une sécurité économique des exploitations agricoles dans un contexte évolutif.

Pour aller plus loin, le rapport complet du Shift Project « Pour une agriculture bas carbone, résiliente et prospère » est disponible ici.