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Digestat, je t'aime. Moi non plus?

Dossier
18.10.2022
©Gaëtan de Seny

Depuis plusieurs années, le digestat, issu de la biométhanisation, fait débat dans le monde agricole. Certains voient en lui un produit inutile, voire néfaste aux sols. D’autres se portent garant de ses qualités agronomiques et de son intérêt économique, à l’heure où les prix des engrais chimiques s’envolent. Mais au fait, où se situe le problème ? Une enquête exclusive en Wallonie révèle les freins à l’utilisation du digestat. L’occasion de faire le point, d’apporter des réponses objectives, mais aussi de recueillir des témoignages  d’utilisateurs.

Pour commencer, un petit rappel est toujours utile : la biométhanisation est un processus de fermentation similaire à celui ayant lieu dans le rumen d’une vache. Les matières incorporées dans le digesteur (cuve où a lieu la fermentation) subissent une dégradation biologique en l’absence d’oxygène et à une température constante d’environ 37°C. Ce procédé génère deux produits : le biogaz et le digestat. Le biogaz peut servir à produire de l’électricité et de la chaleur, ou bien être épuré et injecté dans le réseau de gaz naturel. Le digestat, issu de la décomposition des matières organiques au sein du digesteur, conserve tous les nutriments (N, P, K) originaux et peut servir d’amendement. En Wallonie, il existe aujourd’hui un peu plus de 50 unités de biométhanisation de différents types[1], dont une vingtaine de type agricole.

Enquête : quels freins au digestat ?

Une enquête réalisée par Valbiom en collaboration avec la FWA et la Fugea en février dernier auprès de 163 agriculteurs en Wallonie, a permis de répertorier les principaux freins à l’utilisation du digestat (voir ci-contre). Ceux-ci sont-ils vrais ou faux ? Apportons-y une réponse objective.

Pas de digestat à proximité : en partie vrai
La Wallonie compte 19 stations de biométhanisation de type agricole de moyenne ou grande puissance. Probablement pas assez pour couvrir les besoins agricoles actuels, car près de la moitié des répondants indiquent l’éloignement d’un fournisseur de digestat comme un obstacle majeur. Faut-il en déduire que si du digestat était disponible, ils l’utiliseraient ? L’enquête ne le précise pas, mais dans l’affirmative, la création de nouvelles stations de biométhanisation permettrait de répondre à la demande croissante en digestat, en plus d’assurer une fourniture d’énergie locale et sécurisée dont nous avons fortement besoin.

Diminution du carbone dans les sols : faux
Selon diverses études agronomiques[2], ce frein, hélas fort répandu, n’est rien d’autre qu’une idée reçue. Le digestat n’occasionne aucune perte significative de carbone par rapport à d’autres engrais organiques. En effet, une grande différence existe entre le carbone stable humifiable et le carbone dit « labile ». Ces deux formes de carbone sont présentes dans un lisier ou un fumier frais épandu sur champ, mais le carbone labile fini par rejoindre l’atmosphère sous forme gazeuse (CH4 et CO2), avec pour résultat une augmentation de gaz à effet de serre dans l’atmosphère et un impact négatif sur le climat. Si ces mêmes effluents frais passent préalablement par un digesteur, le carbone labile émettra également du gaz, mais ce dernier sera directement capté et utilisé en tant que biogaz à des fins énergétiques. Quant au carbone stable, il sera présent à la sortie du digesteur et sera rendu au sol via le digestat, pour participer au processus d’humification.

Risque sanitaire pour les sols : faux
La biométhanisation est un procédé fortement contrôlé. Mettre n’importe quoi dans un digesteur est tout simplement interdit. Ce serait perturber l’entièreté du processus, avec le risque de stopper la digestion et de devoir vidanger la cuve. Vu le coût d’une telle opération, mieux vaut l’éviter. Des contrôles sont donc effectués à la fois sur les matières à l’entrée du digesteur et sur le digestat obtenu à sa sortie.

Manque de matériel adéquat : en partie vrai
A unité d’azote équivalente, le digestat est plus volumineux qu’un engrais chimique, ce qui nécessite un tonneau de volume important, ou des camions pour ravitailler l’épandeur au champ. Pour éviter toute perte d’azote, surtout par temps sec, le digestat demande idéalement un pendillard ou un dispositif injecteur. Il est cependant possible de faire appel à un entrepreneur agricole qui dispose du matériel nécessaire. Ou encore, via un contrat d’échange (matières organiques contre digestat), de bénéficier du digestat avec transport et épandage organisé par l’unité de biométhanisation, le tout à un coût avantageux. Ce frein est donc à nuancer.

Faible rapport qualité-prix : plutôt faux
La meilleure réponse à cette affirmation est le témoignage des utilisateurs. Ceux-ci ne constatent pas de différences à l’usage (rendements et agrégats) par rapport à l’utilisation de lisier ou d’engrais chimique. Par contre, le prix, dans le cadre d’un contrat d’échange est plus avantageux que d’autres fertilisants. Sans contrat d’échange, on peut considérer le prix du digestat comme équivalent ou légèrement moins cher qu’un engrais chimique, mais avec un gain de temps important pour l’agriculteur, qui de surcroît évite les frais d’utilisation de son propre matériel.

Témoignages : ils parlent du digestat

Jean-Michel Corman - Ferme du moulin (Biesme sous Thuin)

« Il en a dans le ventre »

  • Activités: élevage, engraissage, Blonde d’Aquitaine, vente de ballots. 130 hectares de cultures (maïs, colza, pommes de terre) et 50 hectares de prairies.
  • Utilisation du digestat depuis 2019

« Biogaz Saint-Roch cherchait des hectares de maïs pour alimenter son projet. Comme je possède une ensileuse, c’était une belle opportunité. Au départ, en 2019, j’avais contracté 200 tonnes de digestat. Il faut dire que j’étais quand même un peu méfiant. Et puis, aujourd’hui je suis à 1000 tonnes par an. Dans le cadre du contrat d'échange, Biogaz Saint-Roch paye l'épandage. Donc économiquement c'est intéressant. S’il faut acheter le digestat et payer l’épandage, ça l’est moins. Mais je n’ai pas compté dans le calcul le fait que je ne dois pas investir dans du matériel d’épandage, payer l’entretien et les frais d’utilisation de mon tracteur… Et surtout c’est un fameux gain de temps. On gagne bien 2 heures à l’hectare.Si il y a un point délicat, c’est au moment du printemps : le poids du charroi peut occasionner des dégâts de structure au sol. Par contre en été, en période sèche, pas de souci. Pour moi l’idéal c’est d’épandre les différents types d’engrais pour s’adapter à la météo et au type de sol rencontré.

Au niveau des rendements, je ne vois pas de différence avec les autres engrais. Sauf en cas de sécheresse, où la minéralisation est ralentie. Il y a encore beaucoup d’idées reçues avec le digestat. Par exemple, certains disent qu’il va glacer les terres, les rendre hermétiques. De mon côté, cela va faire 4 ans que je l’utilise et je n’ai rencontré aucun souci. J’ai d’ailleurs une anecdote à ce sujet: une connaissance n’arrêtait pas de me dire que le digestat, « il n’y avait rien là-dedans ».  Alors j’ai fait réaliser un profil d’azote. Quand il a vu les résultats il a dit : « on voit qu’il en avait quand même dans le ventre ». Et puis, le digestat apporte des éléments en plus au sol par rapport au simple azote. Il faut en tenir compte. »

Agri Vanmoorleghem Eric et Maxime (Tournai)

« Une coopérative par zone » 

  • Activités: agriculteur et entrepreneur agricole.
  • Utilisation du digestat depuis 2007

« On est venu au digestat car on a une activité d’épandage depuis longtemps et on voulait tester ce produit. On a investi au fil du temps dans du matériel pour arriver aujourd’hui à un injecteur à disques qui est sans doute le meilleur outil pour travailler quand il fait sec. Aujourd’hui on épand du digestat, et du lisier. Moi je ne vois pas d’inconvénients au digestat. Le coût final à l’hectare va dépendre du transport, de la distance, mais pour moi, par rapport à des engrais chimiques le digestat revient globalement moins cher. Et puis c’est une matière noble. Même à prix égal je choisis le digestat: facile à gérer, à transporter, à épandre et à travailler. Le souci qu’on peut rencontrer avec la biométhanisation c’est qu’on y retrouve parfois des cultures pouvant servir de fourrage. Maintenant, est-ce que c’est mieux d’aller chercher de l’énergie à l’autre bout du monde à n’importe quel prix ? Il faut en tout cas se poser la question.

Par rapport aux riverains, ça peut encore poser souci. Certains sont contents qu’on évite les grands tas de fumiers avec des écoulements. Après quand on épand, ça dure 15 jours et certains peuvent se plaindre. Pourtant le digestat, c’est de l’engrais naturel. Il sent comme un compost et moins fort que du lisier ou du fumier, il faut en tenir compte.

La demande est en hausse, c’est clair. Et il n’y en pas assez pour tout le monde. Il faudrait davantage d’unités de biométhanisation. Pour ça, je trouve que l’idéal ce serait la création de coopératives agricoles réparties par zones. »

Charles-Antoine De Wulf  (Haut-Geer)

« Des sources locales d’énergie et d’azote »

  • Activités: entrepreneur agricole, 7 personnes.
  • Utilisation du digestat depuis 2013

« L’installation de la station de biométhanisation en 2012 à Geer m’a permis de lancer mon activité. Ils ont proposé l'actionnariat à des agriculteurs.Cette station fonctionne avec les déchets de légumes et du maïs, donc je me suis dit que ça ne devait pas être mauvais et je suis rentré dans le projet. J'ai acheté un tracteur et un tonneau et j'ai commencé à commercialiser et à répandre le digestat en 2013.

Bien sûr, au début il y avait un peu de réticence à mettre du digestat sur les terres. Aujourd’hui les gens téléphonent pour en avoir et nous n’en avons pas assez pour tout le monde. Le côté financier joue bien sûr, car l’azote a fortement augmenté, mais une fois qu’on a utilisé du digestat, la confiance est là. C’est vrai que c’est un produit bien équilibré. Quand vous mettez 20 tonnes à l’hectare, c’est 100 unités d’azote, 80 de potasse et 40 de phosphore. Et le pH est de 8.  Même si certains clients étaient moyennement satisfaits cette année : la sécheresse exceptionnelle a freiné la libération de l’azote et sa captation par les plantes. Il y a eu un apport, mais ce n’était pas optimal partout.

On utilise un épandeur automoteur spécifique qui évite le tassement du sol. La machine ne sort pas de la parcelle et est alimentée par des camions de 30.000 litres. C’est mieux pour  le respect du sol et pour le rendement horaire, mais cela crée du charroi. Maintenant le digestat n’est pas en cause. Ce serait pareil avec du lisier. On pourrait diminuer le volume en concentrant le produit, mais le coût énergétique de séchage serait trop élevé.

Je pense que le digestat va prendre de l’ampleur. C’est un peu l’avenir selon moi.  D’une part il y a de moins en moins d’élevages, et d’autre part, la matière organique, le sol en a besoin. Avec la biométhanisation, on crée de l’énergie et nos sources d’azote localement avec nos propres déchets organiques.  C’est vers ça qu’il faut aller. »


[1] Pour plus d’information, consultez le Panorama de la biométhanisation en Wallonie.

 [2] - Thomsen, I. K & al. (2013). Carbon dynamics and retention in soil after anaerobic digestion of dairy cattle feed and faeces.
- K. Möller. (2015). Effects on anaerobic digestion on soil carbon and nitrogen turnover, N emissions and soil biological activity.
- Wentzel S & al. 2015, Response of soil fertility indices to long-term application of biogas and raw slurry under organic farming.

Crédit photo : Gaëtan de Seny